Je n’étais pas surpris de la voir arriver si tôt. J’ai senti une pointe d’excitation dans sa voix lorsque nous nous sommes donnés rendez-vous la veille. Il y a maintenant deux ans que nous nous sommes vus. La dernière était un peu avant son départ pour la France. Profitant d’une bourse, elle avait décidée d’aller y étudier. Le moment avait été remplis d’émotions. Nous nous étions promis de nous écrire souvent. Au début c’était le cas, mais au fil des mois les correspondances se sont faites plus rare.
Au collège, nous étions inséparables. Nos goûts étaient semblables et notre humour se complétait bien. J’étais pince sans rire et elle était plutôt cynique. Nous passions des soirées entières à philosopher, à commenter le sort du monde et à mépriser tout ce qui bouge. Dans nos jeunes têtes, nous étions les rare survivants d’une race réfléchie.
Notre amitié déconcertait les gens de notre entourage. Notre proximité alimentait les ragots. Peu de gens le savaient, mais nous avions déjà tenté de pousser notre fréquentation à un niveau plus intime. Notre chimie ne s’est révélée qu’intellectuelle. Nous nous apprécions, avaient plein d’espoir l’un pour l’autre.
Au bout du compte, elle est partie… je suis resté.
Je savait très bien à quoi m’attendre de cette réunion. Dans sa tête à elle, ça devait être autre chose. Il est beaucoup plus facile de revenir après une longue absence et avoir l’impression qu’on retrouvera ce qu’on a laissé dans le même état… que rien n’aura changé. Après tout, le temps passe différemment sur l’autre continent. Une vie dans le feu de l’action. Un cerveau qui bouillonne devant tant de nouveauté. Tant de choses qu’une vie routinière ne peut pas concurrencer. Je savais que je n’allais pas aimer cette réunion.
Je l’avais invitée à me rejoindre dans un café que je connaissais bien. Son regard pétillait à ma vue, son accolade était chaleureuse et j’étais éteint.
D’un ton enjoué, elle a passée toute la soirée à me faire le récit de son voyage. Elle me décrivait les paysages qu’elle a vue, les habitudes des Français qui l’ont irritée ou charmée, les théories qui l’ont inspirée… Ces choses, je les savais déjà en grande partie. L’enthousiasme de la personne qui découvre se transforme inévitablement en un besoin égoïste de partager la bonne nouvelle à tout vent. Les rares courriels qu’elle m’avait envoyée en faisait largement état.
Moi, j’écoutais et agitais ma cuiller sur la mousse de mon café. Je ne voulais pas gâcher son bonheur en plus du miens.
Elle était la suite de la fille que j’avais connu. Une version améliorée, avec un plus grand bagage de connaissances, un regard plus perçant, un vocabulaire plus précis et des idées plus nuancées. Bref, au travers d’elle, je ne me reconnaissais plus. Je sentis que j’avais baigné dans une eau stagnante pendant tout ce temps.
Je n’avais jamais osé lui avouer que de mon côté il n’y avait pas eu de grandes nouvelles, d’illumination ou de projets extraordinaires. Elle ne m’avais jamais montré non plus un grand intérêt pour ce que je devenais, mis à part un « Quoi de neuf? » d’usage. Je n’ai pas cru bon élaborer sur le sujet. Ça n’aurait fait que l’ennuyer.
Son récit terminé le silence s’est installé. Elle m’a fait remarquer que j’avais déjà été plus bavard. J’acquiessait sans plus. Elle commençait à être nerveuse et, pour changer de sujet, s’est mise à commenter le manque de goût du café. En France, ils en faisaient du bien meilleur.
À mon avis, le café était très bon. En fait, il goûtait comme tout ceux que j’avais préparé depuis ces deux dernières années.
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